Art oratoire, le printemps de la parole

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Art oratoire, le printemps de la parole

3 août 2021

En juin 2021, une toute nouvelle épreuve fera son apparition au baccalauréat : le grand oral. Pourquoi remettre au goût du jour cette compétence oubliée ? Retour, pour le comprendre, sur des enjeux propres au XXIème siècle.

A l’école, la peur de s’exprimer à l’oral est fréquente et elle se retrouve en entreprise où les formations de "prise en parole en public" sont régulièrement proposées aux salariés. A la différence du lycée où l’expression orale n’est pas enseignée. Or les temps changent : en juin 2021, une épreuve inédite sera au programme du tout nouveau bac : le grand oral. Son instauration a créé la surprise. Et pour cause : si les élèves ne sont pas formés à l’art oratoire, les enseignants ne sont pas préparés, de leurs côtés, ni à l’enseigner, ni à l’évaluer. Tous vont donc essuyer les plâtres dans une improvisation générale dont, seule, l’éduction nationale a le secret.

D’autant que l’épreuve est ambitieuse : l’élève devra s’exprimer sans notes, debout, argumenter, manier l’art de la controverse et exposer son projet professionnel devant deux professeurs, l’un spécialiste du sujet abordé et l’autre, non spécialiste, censé juger de la forme. "Sur l’ensemble des critères d’évaluation, un seul porte sur le contenu, les autres concernent la gestion du stress, la fluidité de la parole ou encore à la coordination physique", indique Sylvie Plane.

Professeur émérite de Sciences du langage à Paris IV - Sorbonne, elle multiplie, à l’heure actuelle, les conférences sur la pédagogie de l’oral à destination des professeurs. Il faut dire que l’éducation nationale part de loin. L’art oratoire, enseigné aux côtés de l’écrit depuis le 17ème siècle, a disparu des programmes scolaires avec Jules Ferry, lorsqu’il s’est agit d’éduquer en masse. "C’est le grand absent du triptyque républicain : lire, écrire, compter", explique Cyril Delhay. Professeur d’art oratoire à Sciences Po Paris, il est le principal artisan de cette épreuve du bac conçue sur le modèle du grand oral de cette formation ultra-sélective. Pour lui, cependant, tout le monde peut parler devant un public de cent personnes. "C’est plus facile qu’apprendre à nager", affirmait-il au Monde en février 2020.

Reste que la France est la terre de l’écrit. "L’oral a longtemps été considéré comme un acquis de naissance à la différence de l’écrit qui suppose un apprentissage", explique Sylvie Plane.

Sandrine Simon de Bessac, fondatrice de l’Ecole des orateurs, évoque, pour sa part, la trace qu’ont laissé les sophistes dans l’histoire. A l’époque de la Grèce Antique, les philosophes reprochaient déjà à ces orateurs d’utiliser leur art pour tromper l’auditoire. "La fin du XIXème siècle va voir apparaître le procès de la forme et du côté effets de manche" de l’éloquence, indique-t-elle. La volonté est alors de mettre en avant le fond. "La dissertation l’emporte sur le discours, la science sur l’éloquence".

Le XXIème siècle souhaite donc renouer avec cette compétence oubliée. Pour quelles raisons ? Serait-ce pour l’homme un moyen d’affirmer sa spécificité, son essence même, face aux machines ? C’est l’avis de Sandrine Simon de Bessac. "L’Homme ne pourra jamais concourir avec l’intelligence artificielle mais il peut faire la différence en déployant des compétences comportementales dont l’éloquence fait partie", explique-t-elle. Place donc aux interactions et aux timbres de voix, miroirs de l’âme.

Place également à l’intelligence émotionnelle et à l’intelligence collective, des biens précieux qui ne cessent de se développer. Toutes deux passent par notre capacité à nous exprimer, à dialoguer, à verbaliser nos ressentis, à formuler des demandes.

Or nous avons perdu la culture de l’oral sur fond de montée des individualismes, des oppositions, de l’agressivité et de la violence."On note aujourd’hui un affaiblissement général de la pensée, une incapacité à écouter vraiment son interlocuteur et donc à le comprendre et à se faire comprendre", commente, à juste titre, Sandrine Simon de Bessac.

Qu’en est-il du côté des entreprises ? Depuis longtemps, le monde professionnel valorise celui qui sait s’exprimer qu’il s’agisse de passer un entretien d’embauche ou de faire carrière. Le bon manager doit savoir faire le show à la manière d’un Steve Jobs présentant, sur scène, ses derniers produits. Ou manier l’art de l’anecdote et du storytelling façon Tedx. Mais il n’est plus le seul à devoir manier le verbe, penser et interagir.

"Aujourd’hui, un collaborateur, quel qu’il soit, doit trouver sa place dans une organisation où il n’est plus question de verticalité hiérarchique mais de modes managériaux favorisant les échanges entre services et le travail en équipe. Chacun est appelé à donner son point de vue et à apporter sa pierre à l’édifice", analyse Sandrine Simon de Bessac. L’heure de l’intelligence collective et de la co-construction a sonné.

Dans ce contexte, l’expression orale se présente comme un formidable outil. Un atout.

"L’art oratoire favorise le développement d’une pensée propre, il apprend à débattre et à réfuter un argument dans le respect de l’autre. Il demande une grande maîtrise de la langue. Le fond et la forme sont liés", rappelle Sandrine Simon de Bessac.

L’art oratoire, c’est ainsi bien plus qu’un exercice de diction ou de théâtre, comme le rappelle Cyril Delhay dans un entretien accordé au Magazine du réseau Canopé. "Il est adossé à un corpus, à une façon d’interroger le monde et notre place dans le monde. Qui suis-je ? Pour dire quoi ? A qui ?". Tout un programme.

Pas étonnant, de ce fait, que les pédagogies alternatives, de type Montessori, soient aujourd’hui regardées avec intérêt : elles ont toujours fait une grande place à l’oral. "Elles sont fondées sur une approche personnalisée d’un enfant appelé à devenir autonome, à se construire en tant que sujet et en tant que citoyen", résume Sandrine Simon de Bessac.

Des approches qui font d’autant plus sens que l’enjeu sociétal actuel n’est plus de répliquer d’anciens modèles destructeurs de la planète mais de créer, d’innover.

Une autre petite révolution pour l’école qui s’est longtemps contentée de demander aux élèves de synthétiser ou de "recracher", par écrit, un savoir livresque plutôt que d’exprimer un point de vue.

L’art oratoire semble par ailleurs coller aux attentes et pratiques des jeunes générations qui, signe des temps, privilégient les messages vocaux aux SMS écrits pour échanger. Le maniement du verbe est à l’honneur dans ce qu’elles affectionnent : le Rap, le stand-up ou les vidéos You tube, reines de la tchatche. Sans oublier les concours d’éloquence qui se sont multipliés ces dernières années, portés entre autres par des films et des documentaires à succès (1). Ces derniers montrent l’importance de l’expression orale pour s’affirmer, se défendre et faire sa place en société renouant ainsi avec les fondements de la Grèce Antique, cette civilisation de la parole à l’origine de la démocratie.

Car l’éloquence c’est aussi le pouvoir, celui des citoyens comme celui des politiques qui sont souvent de grands orateurs.

"Il y a une vraie audace politique des pouvoirs publics à transmettre la maîtrise de l’oral car cela revient à donner plus d’autonomie à tous les élèves pour mieux assumer la parole citoyenne au lieu de la cantonner à quelques privilégiés", analyse Cyril Delhay dans l’article du réseau Canopé.

Le grand oral pourrait ainsi devenir un formidable levier pour l‘égalité des chances. Et un allié incontournable de la liberté et de la fraternité. Un enjeu de taille pour l’école de la République.

(1) Le discours d’un roi, un film de Tom Hooper (2010), A voix haute, la force de la parole, documentaire de Stéphane de Freitas et Ladj Ly (2016) ; Le Brio, film de Yvan Attal (2017)