Pierre-Michel Menger : les gens doués par nature, c’est un mythe. 1/3

Interview

Pierre-Michel Menger : les gens doués par nature, c’est un mythe. 1/3

Sociologue, professeur au Collège de France

8 mars 2019

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Le recours à la notion du talent constitue une avancée supplémentaire dans la définition capacitaire des personnes. Elle souligne l’interaction complexe et dynamique des hard skills et des soft skills.

Définir le talent n’est pas une tâche aisée. Entre héritage génétique, poids de l’éducation, effort individuel et outil de cotation des personnes… le talent reste une notion floue et controversée. Directeur de l’ouvrage collectif "Le talent en débat" (PUF, 2018), Pierre-Michel Menger, sociologue, professeur au Collège de France et directeur d’études à l’EHESS, en clarifie les contours.

"Le recours à la notion du talent constitue une avancée supplémentaire dans la définition capacitaire des personnes. Elle souligne l’interaction complexe et dynamique des hard skills et des soft skills" 

Partie 1/3 : Définir le talent

Connaissances, savoir-faire, adaptabilité… Comment définir la notion de talent ?

Pierre-Michel Menger. Dans les années 1960 et 1970, le vocabulaire dominant pour spécifier la relation entre les caractéristiques d’un salarié (ou d’un candidat à un emploi salarié) et celles de son emploi, était encore celui de la qualification, entendue comme la somme certifiable des connaissances requises pour occuper un poste de travail déterminé. La notion de qualification a prévalu dans un système de production et d’organisation du travail industriel qui était dominé par une volonté de rationalisation poussée de la division des tâches individuelles et par un taux élevé d’emplois ouvriers, qualifiés et peu qualifiés.

Dans un contexte de croissance régulière des formations diplômantes de l’enseignement supérieur, la valeur prédictive du diplôme pour l’employabilité était forte, et la concurrence pour l’accès à une hiérarchie univoque de postes était aisée à organiser sur la base d’une description standardisée des savoirs et des savoir-faire à acquérir et à mettre en œuvre.

Le vocabulaire de la compétence, qui s’est imposé à partir des années 1980, a eu des caractéristiques très différentes. Les compétences ont été invoquées avec l’émergence de nouveaux paradigmes du travail industriel et du travail dans les services. La séquence linéaire « formation initiale / emploi dans un poste situé dans une hiérarchie / accumulation d’expérience par ancienneté » se brouille, pour les emplois dont l’occupation requiert de l’individu des capacités non spécifiées dans la définition du poste. Le vocabulaire des compétences se référait désormais à des connaissances mais aussi, et plus encore, à des dispositions dont l’identification, la mobilisation et le développement étaient jugés indispensables à la productivité de l’individu, et à la compétitivité de l’entreprise. Parmi ces dispositions figurait la capacité même d’apprendre. Ce qui signifie que le travail doit, sous les conditions les plus appropriées de son organisation, non seulement produire les résultats attendus de l’exécution des tâches mais aussi permettre au salarié d’élargir le répertoire de ses capacités (c’est le deuxième champ lexical de la notion de la compétence).

Les innovations technologiques d’une part, et les nouvelles techniques d’organisation du travail, d’autre part, requéraient non seulement des connaissances techniques accrues, mais aussi des aptitudes plus générales, à la polyvalence, à la coopération interindividuelle, à la gestion de problèmes organisationnels.

Yves Lichtenberger a distingué dans la notion de compétence quatre noyaux de signification : capacité, évaluation, habilitation, engagement. Je ne m’arrête qu’au premier terme. La capacité équivaut à une aptitude générale à effectuer une tâche, et nomme le bloc des ressources de l’individu (et des ressources de son environnement de travail) qui sont mobilisées pour accomplir au mieux les tâches à réaliser.

Le recours à la notion du talent constitue une avancée supplémentaire dans la définition capacitaire des personnes. Elle souligne l’interaction complexe et dynamique des hard skills et des soft skills. La sémantique du talent répond à l’individualisation des comportements d’une main-d’œuvre dont le niveau de formation initiale a beaucoup progressé dans le dernier demi-siècle. Et en ce sens, le vocabulaire du talent diffère réellement de celui des compétences, à partir d’une sémantique pourtant commune des capacités et des dispositions.

Quelle est la part de l’inné et de l’acquis ?

P.-M.M. Différents courants n’ont cessé de s’opposer sur la question de l’inné et de l’acquis. Du temps des Lumières, Helvétius, un philosophe matérialiste pensait que les capacités de chacun sont entièrement façonnées par l’éducation et l’environnement, d’où les inégalités de réussite. En face, Rousseau ou Condorcet restent convaincus que des différences existent au départ, combinées immédiatement à d’autres facteurs. La controverse se répète au XIXe siècle quand Francis Galton affirme que le QI est héréditaire. Le sociologue Émile Durkheim réagit à cette position innéiste, persuadé que les capacités qui relèvent de notre constitution biologique constituent certes un socle qui nous différencie les uns des autres, mais que leur rôle est minime au regard de l’impact du milieu social.

Aujourd’hui, personne ne conteste plus qu’il s’agit d’interaction entre facteurs génétiques et environnementaux : le problème est la pesée des facteurs et l’analyse des mécanismes d’interaction. Les gens doués par nature, c’est un mythe. Mais ne disons pas non plus que les individus sont rigoureusement identiques à l’origine, puisque l’individuation est un principe de différenciation. La grande affaire, c’est celle des inégalités des chances de développer les potentiels dont on est porteur. La production des capacités de développement personnel relève de la dynamique cumulative des écarts de chances que produisent respectivement et complémentairement le travail des familles, celui la formation scolaire et les dispositions des individus.

Quand nous faisons la liste des aptitudes qui interagissent pour constituer les capacités individuelles, nous mentionnons ordinairement les capacités cognitives, la confiance en soi, la persévérance, la motivation, la tolérance à l’effort, la passion d’apprendre, l’ouverture à autrui… Ces qualités, on peut en faire la liste mais on ne connaît pas le bon dosage pour chacun. Sinon un algorithme ferait le travail de détection des qualités de chacun et définirait les emplois et les métiers auxquels apparier chaque individu. Ces qualités sont toutes extraites du matériau de l’individuation, différenciées et inégalement développées selon les chances qu’offrent l’environnement familial et social très tôt dans le processus de socialisation des tout jeunes individus. Et le processus se poursuit, selon une dynamique non-linéaire, au-delà de la formation et de la socialisation initiale.

Propos recueillis par Alain Delcayre.

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Pierre-Michel Menger

Sociologue, professeur au Collège de France et directeur d’études à l’EHESS.